Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
en tourbillonnant

Signes culturels rencontrés : musique, peinture, écriture, etc.

Poésie 24 : Paul Valéry

 

AURORE

 

À Paul Poujaud.

La confusion morose
Qui me servait de sommeil,
Se dissipe dès la rose
Apparence du soleil.
Dans mon âme je m’avance,    
5
Tout ailé de confiance :
C’est la première oraison !
À peine sorti des sables,
Je fais des pas admirables
Dans les pas de ma raison.    
10
 
Salut ! encore endormies
À vos sourires jumeaux,
Similitudes amies
Qui brillez parmi les mots !
Au vacarme des abeilles        
15
Je vous aurai par corbeilles,
Et sur l’échelon tremblant
De mon échelle dorée,
Ma prudence évaporée
Déjà pose son pied blanc.    
20
 
Quelle aurore sur ces croupes
Qui commencent de frémir !
Déjà s’étirent par groupes
Telles qui semblaient dormir :
L’une brille, l’autre bâille ;    
25
Et sur un peigne d’écaille
Égarant ses vagues doigts,
Du songe encore prochaine,
La paresseuse l’enchaîne
Aux prémisses de sa voix.    
30
 
Quoi ! c’est vous, mal déridées !
Que fîtes-vous, cette nuit,
Maîtresses de l’âme, Idées,
Courtisanes par ennui ?
— Toujours sages, disent-elles,    
35
Nos présences immortelles
Jamais n’ont trahi ton toit !
Nous étions non éloignées,
Mais secrètes araignées
Dans les ténèbres de toi !    
40
 
Ne seras-tu pas de joie
Ivre ! à voir de l’ombre issus
Cent mille soleils de soie
Sur tes énigmes tissus ?
Regarde ce que nous fîmes :    
45
Nous avons sur tes abîmes
Tendu nos fils primitifs,
Et pris la nature nue
Dans une trame ténue
De tremblants préparatifs...    
50
 
Leur toile spirituelle,
Je la brise, et vais cherchant
Dans ma forêt sensuelle
Les oracles de mon chant.
Être ! Universelle oreille !    
55
Toute l’âme s’appareille
À l’extrême du désir...
Elle s’écoute qui tremble
Et parfois ma lèvre semble
Son frémissement saisir.    
60
 
Voici mes vignes ombreuses,
Les berceaux de mes hasards !
Les images sont nombreuses
À l’égal de mes regards...
Toute feuille me présente    
65
Une source complaisante
Où je bois ce frêle bruit...
Tout m’est pulpe, tout amande,
Tout calice me demande
Que j’attende pour son fruit.    
70
 
Je ne crains pas les épines !
L’éveil est bon, même dur !
Ces idéales rapines
Ne veulent pas qu’on soit sûr :
Il n’est pour ravir un monde    
75
De blessure si profonde
Qui ne soit au ravisseur
Une féconde blessure,
Et son propre sang l’assure
D’être le vrai possesseur.    
80
 
J’approche la transparence
De l’invisible bassin
Où nage mon Espérance
Que l’eau porte par le sein.
Son col coupe le temps vague    
85
Et soulève cette vague
Que fait un col sans pareil...
Elle sent sous l’onde unie
La profondeur infinie,
Et frémit depuis l’orteil.    
90

 

 


[ Notes :

. Le poème Aurore est le premier poème de Charmes. Il a été publié dans ce recueil en 1922. Il est dédié à Paul Poujaud. Le texte utilisé ici est celui de l’édition de 1933 par Gallimard. Les vers ont été numérotés pour que le commentaire soit plus facile à suivre. 

Forme :
Il y a 9 strophes de 10 vers chacune, soit 90 vers, tous de 7 syllabes. C’est un vers impair : Valéry, grand admirateur de Verlaine suit son conseil :
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair

le poème Aurore, tout en exposant le processus de création, est d’abord musical. Pour chaque strophe, il y a la même structure de rimes : quatre rimes alternées (abab), deux rimes suivies (cc) et quatre rimes embrassées (deed). Il y a certes des rimes pauvres : frémir/dormir (
22/24) ou doigts/voix (27/30) mais aussi de nombreuses rimes riches, comme par exemple, dans la même strophe spirituelle/sensuelle (51/53) et oreille/appareille (55/56). Une seule diérèse, dans la première strophe : confiance (6), marque l’importance de la musique. 
Deux rejets apportent fluidité au poème dont on a par ailleurs souligné la régularité de la structure des rimes ; c’est, dès la première strophe : rose/apparence (3/4) et dans la cinquième : de joie/ivre ! (
41/42). Enfin, dans cette même cinquième strophe, le poète, usant de sa liberté devant la langue, utilise un substantif comme adjectif : énigmes tissus (44). Nous sommes au cœur du texte, surpris, mais c’est le thème même du poème, la création aboutie dont l’origine est l’ombre (42).

Chemin :
C’est le créateur qui parle : me servait (
2), je m’avance (5), je fais des pas (9), je vous aurai (16), etc.
Le processus commence vite : dès la rose / apparence (
3/4) et ne peut que réussir. Le poète dit la certitude qu’il en a : je m’avance (5), confiance (6), des pas admirables (9), je vous aurai (16), ma prudence évaporée (19), etc.
Le début semble loin de la création la confusion morose (
1), sommeil (2) et pourtant c’est cette nuit (32) que les Idées (33) ont agi. C’est l’inconscient, ici âme (5, 33) qui a créé ces tissus (44). Le poète choisit l’image des araignées (39) et la métaphore de leur travail est « filée » : regarde ce que nous fîmes (45), puis le passage 46-50 et toile spirituelle (51). Ces Idées (33), saluées par une majuscule on tissé cent mille soleils de soie (43).
Un belle réussite.
Provenant de ces maîtresses de l’âme, Idées (
33), le résultat est abstrait, un concept, une toile spirituelle (51). Le poète veut aller au-delà : je la brise, et vais cherchant (42). Il ajoute sa forêt sensuelle (53). Il peut y avoir un rêve érotique, la troisième strophe (21-30), conduisant à l’extrême du désir (57), et tout le corps, de la lèvre (59) à l’orteil (90), participe. C’est à travers lui que la nature est perçue : mes vignes (61), mes regards (64). Le corps peut souffrir mais le poète dit je ne crains pas les épines ! (71). Pour ravir (75), il y a un ravisseur (77), mais le vol a lieu en esprit : idéales rapines (73). Cela peut faire mal, mais c’est une  création, une féconde blessure (78) et cela appartient, par son propre sang (79) au poète, le vrai possesseur (80). 
De même que les Idées (
33) ont agi pendant la nuit, le poète continue à faire appel à son inconscient : c’est l’eau de la profondeur infinie (89) où nage son Espérance (83).

Confiance :
Aurore, c’est la réussite du poète. L’être entier, endormi et éveillé est sollicité, les images sont nombreuses (
63).
Le résultat (fruit,
70) est sûr.
Le poète est tout ailé de confiance (
6).
Il crée.

BC]

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article