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en tourbillonnant

Signes culturels rencontrés : musique, peinture, écriture, etc.

Poésie 23 : Amina Saïd

le navire blanc raccordait les étés
d’une double enfance
il soufflait un vent de sables rouges
qui creusait des trous dans le soleil
la mer bouillonnait sur les rochers à vif
un ciel sans merci partageait en deux nos visages
de l’autre côté de la mer j’oubliais une langue
pour en apprendre une autre puis l’oubliais
un alphabet inventait ses couleurs
le temps se conjuguait en plusieurs temps
les consonnes s’étranglaient aux lacets de la gorge
de l’autre côté des frontières
une guerre se perdait une guerre se gagnait
les enfants naissaient sans enfance
leurs yeux s’ouvraient sur des sables rouges
on leur faisait oublier leur langue
pour leur en apprendre une autre
de l’autre côté de la mer
je remplissais des cahiers d’absence
regardais sur des photos grises
des moitiés de visages
les mots suivaient des chemins mystérieux
pleins de questions sans réponse
une main comptaient les doigts du monde
les chiffres s’inversaient
dans les miroirs les rêves se dédoublaient
les nuits suaient leurs nœuds de lumière

Poème extrait du recueil "Cérémonie de l’eau du feu et du sang" (inédit).

[On lira ces lignes d'Amina Saïd :
La patrie est là d’où l’on part, a écrit T.S. Eliot. Franchir la Méditerranée avait été une rupture brutale, douloureuse, une fracture à partir de laquelle il ne pourrait y avoir qu’un avant et un après. J’avais quitté à jamais la patrie de l’enfance. Ce fut la fin de l’innocence. Mais aussi le début de l’expérience. Or je pressentais qu’il me fallait à tout prix garder vivant l’enfant que j’avais été. Longtemps les tourments suscités par ce que j’ai vécu comme un exil trouveront un écho dans les textes que j’écrirai. Comme si faire resurgir le paysage natal, solaire, celui de l’origine, par et dans l’écriture et grâce à la mémoire pouvait effacer les longs moments d’absence, abolir le passage du temps. J’allais à contre-courant tandis que se répétait un drame intérieur et que je continuais d’errer dans l’espace et le temps. «Je souffrais étrangement d’être, et de ne pas être», comme le confia Valéry à propos de lui-même. Plus tard, je repérerai dans la biographie de nombre d’artistes un moment de crise, une rupture, qui permet à ceux qui parviennent à la surmonter de puiser une force, de découvrir le vrai chemin vers soi et, pour certains, d’entrevoir quel est leur destin.
("Le Livre intérieur, 16 écrivains racontent", Le Castor astral, collection L'Atelier imaginaire, 2013)
Pour en savoir plus sur l'auteur, voir la fiche Wikipédia qui lui est consacrée. 
On trouvera d'autres textes sur le site du Printemps des Poètes (dont le thème 2023 est "Frontières") notamment le bouleversant poème : la mer implacable métaphore. BC]

 

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