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en tourbillonnant

Signes culturels rencontrés : musique, peinture, écriture, etc.

La Noria de Luis Romero

Un peu par hasard, ce roman est venu sous mes yeux : La Noria de Luis Romero, Prix Nadal 1951 (en Espagne, c'est comme le Goncourt. La littérature contemporaine lui doit, entre autres, El Jarama de Sánchez Ferlosio.).  Je n'ai pas pu quitter ce livre, un bon dictionnaire à côté de moi, et j'en ai scruté les recoins. Il m'a paru normal de vous donner envie d'en savoir plus (mes références sont en espagnol, en général sans traduction). Bien sûr, c'est un livre paru en 1952, vous pensez qu'il est introuvable. Faux. On le trouve facilement sur Internet et aussi sa traduction en français (Hélène Duc), parue en 1960 chez Laffont et l'année suivante aux Éditions Rencontre en Suisse. Ce n'est pas cher. Essayez. 

La Noria est un roman réaliste. Le cadre c'est Barcelone. Ses rues sont nommées et on pourrait faire une carte : les Ramblas bien sûr, mais aussi beaucoup de lieux moins connus. Par exemple, Romero cite le monument à Pitarra sur la Rambla ; qui le connaît ? En face s'ouvre l'Arco del Teatro, également nommé dans La Noria, par où on peut entrer dans le Barrio Chino (aujourd'hui appelé Raval). 
Les objets sont mentionnés ou simplement décrits, mais au-delà de la surface des choses, on est conduit vers le rêve. L'auteur dit ce que voit son personnage : "Elvira va contemplando el film que la ventanilla del tranvía le sirve gratuitamente. Una niña que regresa del colegio. Un perro vagabundo que parece desorientado. Una pareja de ancianos muy limpios y amorosos. Una mujer con un niño en los brazos que pide limosna a los transeúntes. … etc." p.92 (références à l'édition Destino du roman). On voit dans cet exemple les différents types humains qui habitent le livre.

Le dessin sur la jaquette d'une édition Destino ultérieure (vers 1965) montre cette multitude et le procédé littéraire de Luis Romero dont on parlera plus loin. Il y a 37 chapitres et autant de personnages, représentatifs de la société espagnole de l'époque. (1952 est l'année du Congrès Eucharistique International, à Barcelone, où le Caudillo renforce son pouvoir, soutenu par le "national-catholicisme" ; la Dictature peut s'épanouir, elle ne craint rien.
Luis Romero écrit ce livre depuis Buenos Aires où il s'est exilé. Mais attention ; il est critique à l'égard du régime, mais il est prudent. Il a donné des gages : une notice biographique dans le livre nous apprend qu'il a combattu en Russie avec la División Azul, sous commandemant allemand, et avec le Prix Nadal, il est intouchable.
Cependant, c'est un esprit libre. Ainsi il parle dans le livre des maquis, militairement actifs en Espagne jusqu'au début des années 50.

Le réalisme conduit à dire la réalité : "En otra mesa varios señores hablan de extraños negocios. unos compran, otros venden; unos venden, otros compran." p.75. L'argent règne. Le roman montre sans la cacher la distance qu'il y a dans la société espagnole des années 50 entre les riches et les pauvres. Pour les uns l'argent ne compte pas, pour les autres quelques centimes sont indispensables pour survivre. Luis Romero ne cache pas que le trafic est répandu. C'est le marché noir, estraperlo, mot souvent employé, et les profiteurs, estraperlistas, sur qui repose la société. 

Le roman est situé à Barcelone, je l'ai dit, le lundi, du matin (Madrugada galante, c'est le premier chapitre) au matin suivant (El alba, dernier chapitre). Il y a 37 chapitres, avec un enchaînement habile. Pour chacun, il y a un personnage principal, puis apparaît un personnage secondaire qui deviendra le personnage principal du chapitre suivant. Par exemple dans El almuerzo, l'auteur décrit un repas dans une famille de la haute bourgeoisie, on fait la connaissance d'Alícia, la fille, et de Quique, le fils artiste. Dans le chapitre suivant (Arte moderno), Quique reçoit dans son atelier le critique d'origine française Arístides Cazeaux, homosexuel discret et décadent. Le chapitre suivant (Cansancio) le montre avec son mal de vivre "Me fatigan. Cansancio. […] Fatiga. Desamparo. Solo. ¡Dios mío! , estoy solo." p. 77.
L'auteur pourraît continuer. Il ne le fait pas. Les 37 chapitres donnent la possibilité de 37 romans différents. On ne saura jamais ce qui advient à tel ou tel autre, à celui qui fait des attaques à main armée dans Ser o no ser (pp. 137-142), ou à celui qui a perdu  15.000 pesetas au poker dans El jugador (pp. 248-255) et Naúfrago (pp. 256-263). Une allusion à "la Bella Dorita" (p. 232) nous renvoie au personnage principal du premier chapitre et suggère une suite. C'est le seul cas.
Pour chaque personnage l'auteur explique la situation et il donne aussi les pensées telles qu'elles lui arrivent ; c'est le monologue intérieur, le flux de conscience ; par exemple : "(- ¡Qué estupenda! ¡una mujer bárbara! Un poco agria. Luego sonreía. Tal vez si insistí…Perfume. Buena jaca. Fracasé. Hay que ser más decidido. Con dinero, todas. ¡Mil pesetas! No creo que nadie se las pueda gastar… Un estraperlista, tal vez; un ministro. […] Voy a llegar tarde, malas caras. Daré una peseta de propina. Se me acabó el tobaco; mañana la ración. Cerillas. Este tranví va a paso de tortuga.) " p. 173. Ces passages (toujours donnés entre parenthèses) sont passionnants, souvent difficiles à lire car ils sont très allusifs.
La Noria laisse une petite place au catalan, langue interdite à la publication sous la Dictature. Luis Romero sait que c'est la langue du peuple et qu'elle est la base de sa culture, comme dans la chanson citée p.164 :
     A la vora del riu, mare,
     m'he deixat les espardenyes.
     Mare, no li digui al pare,
     que jo tornaré per elles…

Dans son blog El Biólogo Descarriado, son fils Javier nous apprend que son père a écrit trois romans en catalan (sous le nom de Lluís Romero) ; le premier, El carrer, dès la fin des années 50. C'était très courageux. Sous Franco, Luis Romero risquait gros.  
Il savait comment garder la tête haute. 
Il vivait à Cadaqués. On l'y voit dans une photographie de Català Roca :

Il y avait connu Salvador Dalí et en était devenu un spécialiste (plusieurs livres, encore disponibles). Il avait aussi fréquenté Henri-François Rey, l'auteur des Pianos mécaniques (Prix Interallié en 1962), situé à Cadaqués (Caldeya dans le roman). Henri-François Rey a préfacé l'édition française de La Noria chez Rencontre (1961).
Luis Romero est considéré comme un romancier mineur. Il est peu connu et encore moins étudié. Il a fait l'objet d'une thèse par Carmen Marguerite Destre à Paris X en 2001 et une autre thèse à l'Université d'Oran par Rachida Hamrouche Bey Omar en 2012.
Le roman La Noria, indépendamment de son impact social, est une réussite littéraire. Le texte fait preuve d'une grande habileté d'écriture. Il y a 37 divers personnages peut-être, mais une cohérence qui soutient l'intérêt du lecteur jusqu'à la fin.

La Noria est un grand livre de la littérature espagnole de la deuxième moitié du XXe siècle. 

 

 

[L'image du maquis est une fresque récente à Sallent, en Catalogne (document dans Wikipédia).
La photo de Luis Romero à Cadaqués est de Francesc Català Roca. Elle appartient à la famille de l'écrivain et provient du blog El Biólogo Descarriado que fait Javier Romero, son fils.
L'ancre et le dauphin (hommage à Alde Manuce) est le logo des éditions Destino (áncora y delfín).]

 

 

BC

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