La Pierre Bataurine

Dans une lettre écrite depuis Guéret à Paul Dukas le 15 janvier 1915, Paul Poujaud a ces lignes : « Je crois que malgré la guerre les aubépines fleuriront en mai, et le 19 mars j’irai avec les enfants de Guéret à la pierre Bataurine voir le mariage des oiseaux. » D’abord, sur la guerre, le sentiment exprimé est celui de beaucoup de gens : elle ne va pas durer. Ce n’est pas notre sujet. Paul Poujaud a la soixantaine ; le monde continuera.
Qu’est-ce que la Pierre Bataurine ? Quelle est cette tradition du 19 mars ?
Lisant ces lignes, je suis curieux. J’écris à l’Office de Tourisme de Guéret : je voudrais savoir où est cette pierre et si la coutume persiste au XXIe siècle. Ça ne leur dit rien.
En Creuse, il y a plusieurs dolmens et peut-être cette Pierre Bataurine en est un. N’a-t-elle pas un nom ? Je l’imagine honorée dans un square ou un parc. J’écris à la SSNAHC (Société des sciences naturelles, archéologique et historiques de la Creuse). 
Ils me répondent aussitôt. Il y a un article en ligne de leur bulletin sur Gallica (bulletin de la SSNAHC, tome 33, 2e fascicule, pp. 353-5, article de Camille Laborde, 1958) et un dessin un peu ancien (1876-1880) de Henri Hugon, récemment publié.

Cette pierre n’existe plus. 
On pouvait la voir jadis. Avant 1939, les carriers en ont fait des pavés. Citons Camille Laborde : « C'était, vers 1900, une des promenades favorites des Guéretois, à l'époque où les autos pouvaient encore se compter ici sur deux ou trois doigts et où, par conséquent, toutes les promenades se faisaient à pied autour de Guéret. J'y suis allé plusieurs fois alors que j'étais lycéen. Cette pierre se trouvait non sur le sommet du Maupuy, mais sur les premières pentes de l'ancienne route de Saint-Léger, tout à fait à l'entrée des bois de Fayolle, à gauche et en contrebas de la route. Elle reposait sur deux gros rochers et était inclinée du côté de la pente. C'était une grande dalle de granit qui, avec le recul du temps, me paraît peut-être plus large qu'elle n'était réellement ; cependant, je me rappelle qu'on pouvait y tenir plusieurs personnes à l'abri sous elle. Les rochers qui la soutenaient ne se présentaient pas comme des piliers plantés par la main de l'homme, mais plutôt s'être trouvés là de tout temps. Ce n'était donc pas un dolmen fabriqué par la main de l'homme, mais une fantaisie de la nature. » 
La tradition de lui rendre visite le 19 mars coïncidait avec le printemps ; on disait que c’était pour le mariage des oiseaux. L’article de la SSNAHC dit avec humour qu’il n’y a plus que des unions libres…
On trouve diverses orthographes pour le nom de cette pierre : Bataurine, Bathaurine, Batorine, Battorine… 

Sur le mariage des oiseaux, la pierre de Guéret n’est pas la seule ; une étude ethnographique ( Terrain, mars 1986) montre qu’il y a là comme un triomphe de la sexualité ; Freud n’a-t-il pas écrit, dans l’Introduction à la psychanalyse, à propos du rêve :  « Pour symboliser l'érection, le rêve a fait de l'organe sexuel l'essence même de la personne et fait voler celle-ci tout entière... les rêves souvent si beaux dans lesquels le vol joue un rôle si important doivent être interprétés comme ayant pour base une excitation sexuelle générale. » 

Paul Poujaud avait parlé de cette pierre.
Il n’est pas le seul. Dans Le langage de la tribu (1955), Marcel Jouhandeau déplore la disparition du passé : « on a démonté nos montagnes…. Le plus beau dolmen dont s’enorgueillissait la Marche et qu’une légende qui émerveilla notre jeunesse aurait dû rendre deux fois sacré, on l’a cassé en petits morceaux pour en paver Lyon et Paris, …la Pierre Bataurine… Pierre et glissadoire, où nous usions nos fonds de culotte, dans le bois de Champegaud, où es-tu ? »

Nous terminons sur ce dessin de Leonardo ( l’année 2019 n’est-elle pas 
celle de son cinquième centenaire ? Ne faut-il pas rêver ?) dans le Codice sul volo degli uccelli de 1505.

BC